« Le dessin est le père de nos trois arts (peinture, sculpture et architecture. (…) Celui qui maîtrise la ligne atteindra la perfection en chacun de ces arts ».
Giorgio Vasari, « Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes », Florence, 1558
De l’œuvre de José Gamarra, on connaît surtout les premiers univers évoquant l’ Amérique latine qui ont surgi à la fin des années 60 ; il y abordait, dans une sorte d’apparente (ou de fausse) joyeuseté, les diverses problématiques de la politique du continent avec une critique portée par une narration très personnelle, dont l’iconographie était aisément identifiable. En effet, inscrites dans le cadre d’une nature tropicale luxuriante, plusieurs images figuratives, « signes » évocateurs récurrents de ce contexte bouleversé, témoignaient du chaos traversé par les pays latino-américains victimes de dictatures militaires sanguinaires. On y retrouvait des hélicoptères, des tanks et des soldats évoquant la violence guerrière ; des grues, les ingérences économiques étrangères (exploitations minières et pétrolifères), mais aussi la présence de longs serpents bariolés qui renvoyaient à une nature sauvage. Il y avait aussi des caravelles espagnoles, et des chevaux alors inconnus des Américains à cette époque, accompagnant les soldats de la Conquête dans leur destruction des sociétés et des cultures, des religions, des croyances et des mythes. Tout un vocabulaire iconographique était alors mis en place et allait signer dorénavant l’identité future de l’artiste. Gamarra souligne que « le langage symbolique des signes utilisés jadis dans sa peinture s’est ouvert peu à peu à une autre traduction : paysage et réalité humaine, forêt et destinée latino-américaine. (…) D’un côté il y a le choc entre des mondes primitifs et exploités, d’antan et d’aujourd’hui ; de l’autre, il y a l’allégresse, la poursuite d’histoires et de légendes ».
Les changements esthétiques et iconographiques liés à son arrivée en France (il s’installe à Paris en 1963) vont s’affirmer rapidement et depuis de longues années, c’est l’exubérante et foisonnante peinture des jungles habitées, dans lesquelles il exalte la couleur dans une infinie variété de nuances et de sensibilités, qui fait de José Gamarra l’un des peintres coloristes les plus originaux de la peinture latino-américaine. Si pour cet artiste, la pratique picturale semble être liée à un vrai plaisir de peindre et de construire des « paysages » à la fois historiques et imaginaires, fondamentalement utopiques – qui ne sont pas sans traduire une certaine nostalgie de l’Histoire et peut-être même de sa propre histoire (ses différents exils) -, il n’en reste pas moins qu’il y a dans son œuvre prolixe et surtout précoce (première exposition à l’âge de 11 ans), une approche dynamique et constante du dessin, dans un vrai désir de recherche de la forme et de l’expression, pratique enrichie par l’utilisation savante de différentes techniques.
Au cours des siècles passés jusqu’à aujourd’hui, depuis les grands maîtres de l’art, non seulement en Occident, mais aussi en Extrême-Orient, avec la virtuosité du geste calligraphique et les montagnes célestes du paysage chinois, la pratique du dessin, tout en ayant évolué, reste cette discipline noble, parfois sous-estimée, aujourd’hui à nouveau amplement valorisée, même si elle n’est plus le support exclusif de la peinture. Très tôt objet de controverses, face au développement de la peinture à l’huile, elle a fait l’objet en France dès la fin du XVIIème siècle, de vives querelles comme celle des Poussinistes (défenseurs du dessin) et des Rubénistes (défenseurs de la couleur), avec la consécration de ces derniers signant le triomphe des coloristes, sur le modèle, en littérature, de celui des Anciens et des Modernes qui se termina par la « victoire » des Modernes. Qu’il s’agisse des peintres de la Renaissance italienne et des Flamands, puis dès le 20ème siècle, de peintres comme Hans Hartung, Hans Bellmer, Pierre Alechinsky, Roberto Matta, Philip Guston ou Antonio Segui, et plus récemment Ernest Pignon Ernest ou Marlène Tomas, pour n’en citer que quelques-uns, les dessins des plus grands artistes ont donné, à travers des formes de dessins inédites, leurs lettres de noblesse à une technique artistique que le passage du temps n’a jamais vraiment altérée.
Aujourd’hui, il semble néanmoins que l’enseignement du dessin soit en perte de vitesse dans de nombreuses écoles des Beaux-Arts en France. Les techniques liées au cinéma, comme la vidéo, la photographie et le son, ont souvent pris le dessus dans l’art contemporain, reléguant à une position moins commerciale et moins prisée par le marché de l’art, la pratique d’une technique aussi ancienne que le monde et si active dans un passé récent. Cependant, pour de nombreux artistes, la pratique du dessin reste vivace aujourd’hui, en témoigne l’organisation à Paris de la 16ème édition de Drawing Now en mars 2023 – le salon du dessin contemporain -, première foire européenne qui lui est exclusivement consacrée. Le sort de la peinture en tant que technique a aussi subi les mêmes aléas que le dessin, avec un abandon relatif à partir de l’arrivée de l’art conceptuel et des installations, pour revenir en force depuis une vingtaine d’année sur le devant de la scène et du marché de l’art.
Alors, quelle place occupe le dessin dans l’œuvre de José Gamarra ? En dehors des dessins préparatoires à la réalisation de ses grandes Jungles, des personnages ou des sujets le plus souvent inspirés de recherches historiques, la pratique du dessin a tenu une place prépondérante dans son activité artistique depuis les années 40. Il affirme ne pas avoir de carnets ni de journal illustré, mais on le verra plus loin, il s’agit bien d’un travail quotidien où il questionne la forme et aborde de nouveaux contenus. Par ailleurs, l’utilisation de photographies et de documents divers lui a permis de constituer un corpus d’images figuratives qu’il utilise dans ses peintures comme motifs récurrents, signant par là une véritable écriture iconographique et formelle. Quand il ne se sert pas de la projection directe des images sur la toile, le dessin est essentiel et la couleur est, comme il l’affirme, en permanence pensée simultanément avec lui.
José Gamarra dessine depuis l’enfance, presque toujours sur papier et il déclare n’avoir pas de « système particulier » en ce qui concerne cette activité, ce qui lui laisse donc la liberté de s’autoriser à utiliser toutes les techniques, du crayon graphite au fusain, de la plume au pinceau, du pastel à la sanguine et à l’aquarelle… pour nourrir son imaginaire et permettre, en toute liberté, l’épanouissement de ses émotions. Dans ses premiers portraits, il montre déjà une aptitude et une vraie sensibilité à interroger les mystères du monde qui l’entoure et à s’intéresser particulièrement aux humains qui l’habitent. Enfant très ouvert, sa curiosité se forge très tôt, stimulée et encouragée par des études d’art précoces dans une école pilote à Montevideo qui consacre une partie de son enseignement à toutes les formes de création artistique.
Au cours des années 40, les premiers portraits que réalise au crayon Gamarra dès l’âge de 13 ans (il est né en 1934), portent déjà en eux une expressivité qui révèle une attention particulière aux autres, un sens très fin de l’observation des caractères, sans réel désir de caricature, mais plutôt une tendresse pour les êtres humains, auxquels il ne cessera de s’intéresser. Ces qualités sont particulièrement notables dans le soin apporté à l’expressivité du regard qui, dans certains portraits, traduit l’étonnement (1947 – 09), la malice (1947 – 11), la tristesse du vieillissement (1947 – 12), la candeur et la droiture de l’enfance (1948 – 15) et de l’adolescence (1948 – 16), mais aussi la méchanceté (1947 – 14) avec cette fois la force expressionniste de la couleur accentuant la dureté d’un visage à travers d’intenses yeux bleus-gris (1948 – 12). Le trait se renforce avec l’usage du fusain et dans ce portrait de 1952 (06), une certaine géométrisation se dessine. L’artiste a donc appris très jeune à reproduire les sentiments en sachant s’attarder sur la véracité d’un regard et à capter ce qu’il exprime et dégage, avec une précision étonnante pour son jeune âge. Dès 1947, à côté de cette galerie humaine si vivante, des dessins d’animaux, comme cette éloquente bataille de coqs (1947 – 13), côtoient des paysages qui occuperont plus tard une place centrale dans sa peinture (1947 – 15).
A partir des années 50, on observe une évolution dans les sujets de prédilection de l’artiste, mais aussi dans le traitement formel. Tout en continuant les portraits, genre qu’il affectionne particulièrement et où il excelle dans la captation de l’expressivité et de l’attitude corporelle (1954 – 04 et 05), on voit apparaître un traitement différent du trait, marqué et soutenu, comme dans ces trois portraits de 1955 (01, 02, 03). Avec l’apparition des natures mortes, on peut penser parfois à l‘influence de Giorgio Morandi (1956 – 10) ou à celle de Picasso comme ce dessin où Gamarra associe à ses portraits des objets familiers (1958 – 21).
La véritable rupture va se faire à la fin des années 50 quand l’artiste montre une désaffection pour une image plus réaliste et représentative. Avec l’apparition de signes, une sorte de « calligraphie » sui generis se déploie dans l’espace, entre abstraction et figuration, plus picturale que dessinée, dans une palette le plus souvent assez sombre (1959 – 18 à 1960 – 12). Ces « pictogrammes » que l’on peut rattacher dans une certaine mesure, à l’art pariétal, à Paul Klee ou même à Joan Miro, témoignent d’une grande sensibilité et d’une affection pour les sources des mythes avec lesquels l’artiste nous ouvre des univers poétiques infinis, empreints d’un esprit culturel raffiné et curieux. Les recherches picturales de Gamarra sont à rapprocher de celles initiées et systématisées par Joaquim Torres Garcia dans un espace de sens et de forme quirassemble signes géométriques, images d’un bestiaire, représentations zoomorphes pour constituer un alphabet où dominent les symboles andins. Gamarra s’est toujours senti proche du grand maître du Rio de la Plata, particulièrement dans l’utilisation de la couleur. Dans plusieurs de ses œuvres (1962 – 60 et 61), elle est dominante et insuffle une force particulière au dessin dont le trait s’affermit. A partir de certains dessins de 1962 (62-63), puis de 1965 (27), l’espace s’éclaircit, le dessin prend le pas sur la couleur et un nouvel univers se met en place. L’écriture textuelle apparaît (1966 – 21), ainsi que plusieurs objets appartenant ou non à la nature, qui deviendront les supports iconographiques de ses futures jungles (parachutes, hélicoptères, avions, palmiers), mais aussi des objets du quotidien comme les robinets d’eau, les parasols et les tuyaux. Comme l’écrit Edward Lucie-Smith, ces peintures sont pensées et conçues comme des « récits », mais elles sont aussi, avec beaucoup de subtilité, des narrations où le politique, sous-jacent, n’en est pas moins évident ; elles sont ainsi et très justement qualifiées par Juan Calzadilla de « stratégies bucoliques » (1967 – 11), (1968 – 08 – 09 – 10 – 11), ainsi que (1969 – 06 – 07 – 08 – 09).
Les dessins sur des thèmes latino-américains liés à la Conquête espagnole et à la domination économique des Etats-Unis, qui apparaissent avec plus de fréquence, signifient l’enracinement et la confirmation permanente de l’engagement politique de l’artiste que révèle aussi sa peinture. Il s’essaye dans plusieurs dessins autant à la représentation des Indigènes et des Conquistadors espagnols (1979- 10 – 11 et 1980 – 61 – 66), qu’à l’élaboration de situations particulières (1980 – 54 – 56- 57 – 58 – 59 – 60 – 63) où il fait montre de ses connaissances historiques ; grâce à ces sortes de « saynètes » imaginaires, il réinvente la violence des guerres, surtout celles de la Conquête, mais aussi celle des dictatures latino-américaines (1980- 67 – 68 – 70 – 72 – 74). On y retrouve l’image de ces gros serpents qui, avec humour et ironie, sont « chevauchés » fièrement sur les mers par de ridicules Espagnols (1980 – 78 – 80), sans oublier ses ébauches de missionnaires catholiques imposant par la force leur religion (1981 – 20 – 21 – 25), ou celles des animaux qui peuplent la forêt tropicale, notamment le jaguar (1994 – 09).
A partir de la fin des années 90, on observe dans ces dessins un retour au portrait, d’une facture assez classique, avec un vrai désir de saisir la ressemblance, sans oublier de s’attacher, comme dans les premiers essais de son adolescence, à la précision du regard, à sa signification tendre (1998 – 15), (2000 – 25), (2003 – 09) ou au frémissement d’un corps (2009 – 09). Le paysage réapparaît aussi, comme un exercice pratiqué avec constance pour reproduire cette atmosphère à la fois oppressante et mystérieuse, mais toujours fascinante, de ces jungles habitées qui occupent l’espace pictural de Gamarra depuis de longues années. Irréelle, avec sa gamme dominante de bleus, comme dans (2000 – 27), la forêt tropicale est aussi témoin de la destruction des hommes (2012 – 03) ; mais elle garde ce qui fait sa richesse, la flore et la faune et notamment les oiseaux qui l’habitent (2021 – 07), mais surtout sa quiétude avec les Indiens qui la préservent (2000 – 33).
Qu’il s’agisse des premiers portraits, des dessins de signes et des paysages, ou des dessins préparatoires pour les jungles, Gamarra confie, qu’en fin de compte, c’est toujours la peinture qui prévaut sur le dessin. S’il s’est livré à l’aventure du dessin, avec une grande assiduité et une tendresse évidente – il conçoit cette pratique comme un « pur exercice » -, il n’en reste pas moins que la couleur, qu’il dit avoir découverte en France, domine ses jungles imaginaires, rêvées, minutieuses et détaillées, la plupart du temps sombres ou obscures. Ces univers picturaux et iconographiques, si reconnaissables, confirment ce qu’écrit l’essayiste martiniquais Edouard Glissant quand il évoque l’art de Gamarra, « Tout peintre paysagiste est à l’évidence un rêveur du quotidien ». Tout l’intérêt de cette production sur papier, que l’on pourrait qualifier de « marginale » – car elle est balbutiements, hésitations ou reprises – est pourtant aussi affirmations, certitudes et découvertes ; elle n’est donc pas une pratique annexe ou secondaire dans la mesure où elle se rattache finalement à l’exécution des peintures de grands formats. Les dessins augurent parfois des ruptures, comme ils annoncent les prémisses, l’ébauche même d’une œuvre future. Ils constituent la part la plus fluctuante, mais aussi la plus vivante de l’acte de création, car il y a dans ces exercices de la spontanéité, une recherche de l’inconnu qui donne tout son sens à l’œuvre d’art et en constitue la substance profonde.
Christine Frérot
Docteure en Histoire de l’Art.
Chercheuse à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Critique d’art, membre de l’AICA.
Editrice du Magazine Art Nexus
Commissaire d’exposition.
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