L’Œuvre de Gamarra par Philippe Dagen

Pour traiter de l’œuvre de José Gamarra, il faudrait bien plus qu’une préface. Sa peinture, en raison de sa trajectoire, des formes par lesquelles elle est passée, des enjeux historiques et politiques qu’elle rend visibles est l’une des plus intrigantes de son temps, le nôtre.

Gamarra, né en Uruguay en 1934, a d’abord développé une peinture-écriture de pictogrammes semi abstraits jusqu’au milieu des années 1960.  Ces graphismes sont ensuite devenus de plus en plus denses et colorés et se sont mués en représentations explicites, qui, au début des années 70, ont trouvé place dans des paysages symboliques. Ceux-ci sont devenus de plus en plus réalistes à partir de la décennie suivante jusqu’à ses toiles les plus récentes.

Ceci fait quatre périodes, comme on dit dans les livres d’histoire de l’art au risque de négliger cette évidence : c’est d’un seul et même artiste qu’il s’agit et, sous les différences stylistiques, une cohérence se maintient. Quelle est celle qui sous-tend la peinture de Gamarra ? C’est ce qu’il faut tenter de découvrir. Pour se faire, un parti pris de méthode a été décidé : se fonder presque exclusivement sur les œuvres elles-mêmes, les considérer en dehors de ce qui a été écrit sur elles, se placer dans la position de l’explorateur d’une contrée inconnue. Les éléments d’interprétation extérieurs employés sont soit des données issues de l’histoire ancienne et contemporaine de l’Amérique Latine ; soit des références prises dans l’histoire universelle des arts.

Signes et pictogrammes

Des premières années, de 1959 à 1964, beaucoup a été écrit. Cette période, qui est celle de la reconnaissance de l’artiste sur la scène artistique latino-américaine puis européenne a été amplement commentée sur le vif par la critique et a fait par la suite l’objet de regards rétrospectifs. Aussi n’est-ce pas celle sur laquelle cet essai sera le plus long. La nécessité d’analyser de près l’œuvre ultérieure de Gamarra, des années 70 à aujourd’hui, s’impose plus nettement, en raison du nombre plus réduits de travaux qui portent sur elle et en raison des enjeux considérables qui s’y manifestent par les moyens de la peinture.

Cette époque est donc celle de l’entrée de Gamarra dans le champ de l’art contemporain tel qu’il le connaît là où il vit, en Uruguay et au Brésil, à la fin de la décennie 1950. Jusque-là il a prouvé précocement ses dispositions pour le dessin et la peinture en s’essayant au portrait, au paysage et à la nature morte. Il a reçu les enseignements qui sont alors professés dans les écoles des beaux-arts et qui sont en décalage plus ou moins accentué avec les pratiques des avant-gardes. Les années de sa formation à Montevideo sont, à New-York comme à Paris, celles du règne de l’action painting, de l’informel et des autres formes d’abstraction, expressionnistes ou « construites », gestuelles ou géométriques. La diffusion de ces tendances va de pair avec une connaissance plus précise d’artistes fondateurs dont l’importance est révélée après leur mort : Kandinsky, Klee et Mondrian principalement. Ainsi le passé et le présent de l’abstraction sont-ils désormais exposés simultanément, le premier légitimant le second, le second attirant l’attention sur le premier. Une histoire de la modernité commence à s’écrire. En Amérique latine, la fondation en 1951 de la Biennale de Sao Paulo répond à cette double exigence : faire voir ce qui n’a pas été vu, ou trop peu, avant la Seconde Guerre Mondiale et montrer ce qui se crée dans les deux Amériques et en Europe. Or Gamarra a été un familier de la Biennale dès sa création et a travaillé et exposé à Sao Paulo et d’autres villes brésiliennes. Quoique le mot n’ait pas encore été inventé alors, il est un artiste exemplaire de la mondialisation de l’art contemporain. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, pour peu que l’on se souvienne de la densité des relations culturelles qui lient dès l’entre-deux-guerres l’Amérique latine et l’Europe et, plus particulièrement, le Brésil et l’Uruguay d’une part, la France de l’autre. Gamarra s’inscrit dans cette histoire et la continue.

Vues sous cet angle, à partir de 1959, ses œuvres affirment que leur auteur est un jeune moderne, âgé de 25 ans cette année-là, familier des œuvres majeures de la modernité, prêt à se saisir de leur langage et animé par la nécessité d’y introduire sa propre singularité. Il doit dégager une voie personnelle à partir de celles qui ont été ouvertes par ses prédécesseurs, dont il ne saurait être un imitateur. La période dite « des signes » d’entre 1959 et 1964 est un temps d’assimilation et d’émancipation, les deux processus se répondant.

Les toiles se présentent comme des compositions bidimensionnelles, le plus souvent sur un fond monochrome, que cette monochromie soit celle d’une couleur étendue sur la totalité de la surface ou celle de la toile ou du papier nus. Ces compositions sont peu colorées avec une dominante de gris, de bruns, d’ocres et les couleurs des lignes et des signes peuvent être identiques à celle du fond. Ceux-ci se distinguent par leur densité et un très léger relief. Ces éléments se disposent en frises, selon des quadrillages ou en all over. Dans ce dernier cas, aucun schéma repérable ne paraît ordonner la répartition des signes. Ceux-ci relèvent de plusieurs genres, selon leur degré de complexité. Au plus simple, ce sont des points, des lignes, des flèches, des cercles, des quadrilatères à peu près réguliers. Au plus complexe, ce sont des combinatoires de ces éléments premiers, avec emboitements, encadrements, rosaces, bandes alternées, grilles aux mailles irrégulières ou orthogonales. Gamarra les dessine au pinceau et à la brosse, les incise dans la matière picturale ou dépose des filaments linéaires et des ponctuations de peinture, obtenant ainsi l’effet de relief grâce auquel ces graphismes sont visibles en dépit de l’uniformité chromatique. L’œil doit néanmoins être perçant devant les toiles de 1962 et 1963 qui poussent au plus loin l’homogénéité chromatique, M 63503 ou M 63720 selon le système d’immatriculation que Gamarra applique alors et qui le dégage de l’obligation du titre. Dans cet état extrême, la question de l’éclairage prend une importance décisive : affaire d’intensité des lumières, d’angle et de distance de vue. M 631001 ou M 63210 défient la reproduction photographique autant que les capacités de l’œil humain. Alors que les tonalités sombres dominent, Gamarra fait aussi l’expérience du blanc, dans lequel les signes ne sont plus que des traces à la surface d’une étendue neigeuse ou cotonneuse et qui les absorbe : ainsi de M 63506.

Il n’est guère difficile d’inscrire cette peinture dans la chronique des avant-gardes. La bi dimensionnalité, la géométrie anguleuse et la réduction du chromatisme caractérisent le cubisme de Pablo Picasso et Georges Braque à partir de 1911 et, dans les natures mortes de Gamarra de 1960-61, celles que Picasso exécute dans les années 1940 paraissent avoir laissé leur empreinte. La composition par registres parallèles et superposés de signes apparaît chez Paul Klee au Bauhaus et chez Joaquim Torres-Garcia, compatriote de Gamarra et figure centrale de la modernité en Uruguay quand il y revient, en 1934, y fait connaître le groupe Cercle et Carré et fonde en 1943 le Taller Torres Garcia. Les biographes de Gamarra ont souligné qu’à travers ses professeurs aux Beaux-Arts de Montevideo, il a été touché par les conceptions de Torres-Garcia. Un autre élément de son langage appelle des comparaisons : la densité des couches picturales, les incisions et les microreliefs. Il y a là l’idée qu’une peinture doit solliciter un autre sens que la vue et affirmer sa présence matérielle. Elle transparaît dans le cubisme quand Braque et Picasso ajoutent du sable ou de la poudre de plâtre et se retrouve plus tard chez des artistes aussi différents qu’André Masson, Jean Dubuffet et Antoni Tapiés. Gamarra manifeste autour de 1960 la même volonté de conférer à ses tableaux plus de densité. Ainsi s’inscrit-il dans une certaine conception de la peinture, qui est déjà clairement identifiée et définie quand il la fait sienne.

Contrarier l’abstraction

Mais la faire sienne ne signifie pas l’adopter uniformément. Dès ses premiers essais, Gamarra s’autorise des singularités. Sa Naturalaeza muerta en grises de 1961 et la plupart des compositions contemporaines ne sauraient être tenues pour des abstractions géométriques, que leur titre le signale ou n’en dise rien. Bien des formes suggèrent des interprétations figuratives : masques, poissons, barques, oursins, fruits ouverts, plantes, coupes, hélices etc. Sans doute ne sont-ils pas immédiatement identifiables, ayant été privés de leurs volumes et de leurs couleurs habituelles. Mais un peu d’attention suffit à les rendre visibles. Ainsi la question de l’abstraction se pose-t-elle : s’il est des Gamarra exclusivement ou principalement faits de signes abstraits, parfois additionnés de lettres majuscules et de chiffres – en 1963 M 63101 et M 63721– ils relèvent plutôt de l’exception que de la règle. Le plus souvent ces tracés, y compris les plus dépouillés, sont des pictogrammes, c’est-à-dire des dessins simplifiés dont la structure renvoie à des figures ou des objets. Ce ne sont pas des écritures, si tentant soit ce mot, si l’on entend par là des lettres ou des signes qui ne se comprennent que dans un système alphabétique ou calligraphique, code stable et transmissible. Gamarra n’écrit pas : il dessine. Un cercle avec des rayons extérieurs se déchiffre soleil ou oursin et, si les rayons sont intérieurs à la circonférence, ce pourrait être orange. Ce déchiffrement est rendu possible par la ressemblance visuelle schématisée. Ces pictogrammes relèvent donc d’un stade de la communication fondée sur la perception visuelle, stade que l’anthropologie du XIX° siècle et des premières décennies du XX° considérait comme « primitif » par comparaison avec le stade développé, celui de l’écriture et de la lecture de signes abstraits dont rien dans la forme n’indique qu’ils renvoient à tel objet. Les Gamarra du début des années 60 ne sauraient être considérés comme les manifestations univoques de son ralliement à la cause de l’abstraction, si puissante après 1945 qu’il semble entendu alors qu’abstraction et modernité sont synonymes. On serait même tenté de penser que ses peintures doivent être regardées à rebours de cette interprétation : non comme des déclarations d’allégeance, mais comme des tentatives pour échapper à la mode qui triomphe alors aussi bien à la Biennale de Sao Paulo qu’à celle de Venise, à New-York qu’à Paris.

Ainsi en arrive-t-on à la notion d’émancipation. Alors que, vers 1960, les héros officiels de la modernité se nomment Rothko, Newman, Kline, Hartung ou Soulages, Gamarra, qui est d’une génération plus jeune, introduit des perturbations dans la frontalité, le monochrome et le signe. Ces perturbations sont de deux ordres : le primitif et le contemporain. Relèvent de ce que l’on qualifie encore alors le plus souvent de cultures primitives, si impropre soit ce qualificatif, les allusions à des systèmes de signes propres à des civilisations extérieures à l’histoire de l’art occidental, de l’Antiquité gréco-romaine à la Renaissance et à l’âge moderne. Les origines de ces allusions ne sont pas aisées à identifier. Pas plus qu’il ne serait possible d’affirmer que tel signe d’une composition de Klee ou de Torres-Garcia proviendrait de telle culture très précisément, qu’elle soit amérindienne, africaine, néolithique, paléolithique, sumérienne ou de quelque autre temps et lieu, une telle identification n’est possible pour les signes de Gamarra. Et encore moins pour lui que pour les artistes des générations précédentes : si la connaissance des civilisations préhistoriques et non-occidentales est encore, dans l’entre-deux-guerres, limitée aux visiteurs de musées tel le musée de l’Homme et aux lecteurs des livres et des revues d’anthropologie et d’ethnographie où Torres-Garcia prend les images qu’il collationne dans son album Structures en 1932, il n’en est plus de même vers 1960. Par la photographie, il est alors facile de s’initier aux dessins rupestres d’Australie et d’Afrique australe, aux runes celtiques et scandinaves, aux cosmogonies des Aztèques autant qu’à celles des Dogons, aux mythologies des Mayas ou des Inuits. Ces arts dits primitifs appartiennent désormais à l’histoire générale des civilisations. Prétendre déterminer l’origine de tel signe de Gamarra serait donc hasardeux. Il est plus important d’observer que ces pictogrammes sont susceptibles d’être compris et rapportés à des mythes et des codes constitués. Les gestes expressionnistes abstraits renvoient au corps et à la subjectivité d’un individu. A l’inverse les signes de Gamarra « signifient » les éléments naturels, le corps humain dans sa généralité, l’oiseau ou le poisson – et il est impossible de s’y tromper et de ne pas voir la nageoire et le bec, l’œil et la corne. Ce sont des symboles codés.

Il est tout aussi impossible de ne pas voir les avions et les hélicoptères, les hélices et les roues dont les pictogrammes parsèment les compositions qui seraient, sans eux, les plus archaïsantes. Réduits à peu de lignes et de points, mais néanmoins identifiables, ils introduisent des anachronismes incongrus. La gravure d’un schéma d’avion dans un style qui évoque l’art des aborigènes australiens, comment la comprendre ? Soit, superficiellement, comme un jeu formel ; soit, plus profondément, comme l’indice d’une histoire, celle de la pénétration des territoires aborigènes d’abord, de leur fréquentation touristique ensuite, qui toute deux s’accomplissent par voie aérienne. Ainsi regardé, ce pictogramme d’avion en style archaïque dit que la modernité et ses techniques règnent désormais partout. Or ce procédé est de plus en plus fréquent à partir de 1962. Vu trop vite, M 63721 est un palimpseste quasi préhistorique où se distingue un soleil parmi des runes énigmatiques noires sur un fond noir assez proches de celles de M 63105. Mais, dans la partie inférieure, selon le même procédé, Gamarra dessine une machine volante, dont le train d’atterrissage à deux roues permet de recomposer la structure. Il en est de même de M 63101, avec ses deux hélicoptères, des aéroplanes stylisés de M 63001 ou du graphisme en tricycle de M 63522 qui voisine avec des signes d’œil, de soleil et, peut-être, de poissons. Un jeu s’organise entre l’archaïque et le contemporain, des rencontres entre des mondes très éloignés dans le temps et l’espace : ceci est conforme à l’état du monde et de la mémoire des hommes contemporains, dans laquelle les fragments de passés très anciens se trouvent mêlés à des connaissances et des habitudes actuelles.

La révolution de la couleur

Ce premier état de sa peinture est celui grâce auquel Gamarra est distingué par des prix et des invitations, dont celle qui le fait venir à Paris en 1963 pour la III° Biennale des Jeunes. Voyage décisif : l’artiste décide de s’établir en France et, dans le contexte parisien, se trouve confronté à des œuvres et des mouvements qui lui étaient moins accessibles auparavant. L’année suivante, il fait partie de la sélection uruguayenne pour la 32° Biennale de Venise. Or celle-ci reste dans l’histoire comme celle qui, en décernant un prix à Robert Rauschenberg, prend acte du rôle désormais majeur de la scène new-yorkaise : un moment de basculement aux conséquences encore sensibles aujourd’hui. En 1965, il est convié à la Fête de la Joconde, qui se tient en avril dans l’atelier de Del Pezzo, puis, en raison de son succès, en octobre dans la galerie de Mathias Fels. Il y côtoie Klasen, Lebel, Sarkis, Filliou ou Baj, tous réunis pour rendre hommage à Marcel Duchamp, qui la visite, et à LHOOQ. En 1966, il se rend pour la première fois au Etats-Unis et séjourne deux mois à New-York et fait partie des fondateurs du groupe AUTOMAT en 1966, avec lesquels il participe à la V° Biennale des Jeunes de Paris l’année suivante. « Il faut accueillir ces monstres innocents, ces jeux narquois, ces inventions délirantes. Ils sont les gadgets de la poésie sauvegardée. » en écrit alors le critique Jean-Jacques Lévêque.  L’homme qui crie de Gamarra et sa Femme Computer, qui fait étrangement songer au mannequin de femme d’Étant donnés 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage de Duchamp, œuvre alors tenue secrète par son auteur, sont effet des machines délirantes. A cette date, Gamarra appartient au monde de l’art le plus vivant et le plus international.

Ce que cette nouvelle situation change dans sa peinture se voit vite. Dès 1963, il tente l’expérience de la couleur intense dans P 63101 et P 63 54. Dans celle-ci, la machine volante apparaît rayée de bandes colorées, rehaussée de lignes rouges et bleues. Ce n’est plus un pictogramme à l’intérieur d’une composition complexe, mais la totalité de l’œuvre signée en lettres pourpre aussi visibles que la suite des A majuscules qui traverse horizontalement la surface. Il n’est guère aventureux d’en déduire que la peinture est en cours de mutation. L’Inventario de 1964 ne laisse aucun doute sur ce point, pas plus que L’avion de 1965 ou la toile nommée Revolución de colores, titre qui vaut manifeste.  D’autres toiles n’ont pas de titre, mais sont tout aussi explicites : P 65778, P 66503, P66513, P 66514, P 66511. Toujours plus d’avions, d’hélicoptères, de drapeaux, de palmiers aux troncs rayés. L’Hommage à Jean Prouvé de 1968 ajoute une machine plus modeste, la bicyclette. Et, simultanément, toujours plus de bleus vifs, de jaunes, d’oranges, de verts : une abondance de couleurs intenses vivement jetées, comme on n’en avait plus vue depuis le groupe COBRA vingt ans auparavant.

La sobriété du début de la décennie est oubliée et, pour quelque temps, la peinture se fait joueuse, fantasque ou moqueuse. Outre les machines, elle accueille des insectes, des serpents, des quadrupèdes indéfinissables et des « bonshommes » à mi-chemin entre graffiti, dessin enfantin et souvenirs de Joan Miro. Il paraît impossible de trouver un sens à ces arrangements chatoyants, tout comme il est impossible de les décrire. Ils abondent en formes hybrides, mi-organiques mi-mécaniques. Ils sont parfois parsemés de lettres et de chiffres dont on ne saurait que dire. Non seulement l’artiste est-il totalement libéré de l’autorité de l’abstraction, mais encore de tout rapport de sujétion à l’histoire de l’art, ses principes et ses usages. Il se permet tout, et surtout de n’être pas sérieux. Le titre d’une toile de 1971 pourrait définir ce moment : L’île enchantée. A moins que l’on ne préfère La pesca del límite et ses nuées de machines-insectes voletant au-dessus d’un océan d’un bleu féroce.

Peintures d’histoire contemporaine

Tout serait donc jouissance et liberté. Mais une autre peinture commence à transparaître non pas contre, mais dans celle qui éblouit par ses couleurs et ses inventions. Le changement s’observe dans des toiles telles que La poursuite infernale (1967), Le progrès programmé (1969), El Progreso de una Ayuda (1969) ou A propósito de vías de comunicación (1971).  El Progreso de una Ayuda et Le progrès programmé ont même sujet et même composition : sur un paysage de palmiers et de forêts tropicales tombe une pluie de molosses, de revolvers, de bombes, de tanks et d’automitrailleuses. Elle tombe d’un bombardier de l’US Air Force et de trois hélicoptères qui ne sont plus des jouets amusants. Elle se déverse sur une nature opulente et vierge, habitée par un anaconda et des singes noirs. L’allégorie politique est transparente et la date de deux toiles confirme qu’elles s’inscrivent dans une actualité, non plus artistique, mais politique et tragique. Le Brésil vit sous le régime de la dictature militaire à partir du coup d’Etat du 31 mars 1964 conduit par le maréchal Castelo Blanco, les institutions républicaines étant systématiquement démantelées. En 1972, l’Uruguay est déclaré en état de guerre par son gouvernement, qui doit céder le pouvoir aux militaires après le coup d’Etat du 27 juin 1973, lequel ouvre une période de répression de toute opposition, d’arrestations suivis de tortures et d’assassinats commis par des « escadrons de la mort » dans le pays et à l’étranger. Quelques mois plus tard, le 11 septembre 1973, un coup d’Etat conduit par le général Augusto Pinochet renverse le gouvernement élu de Salvador Allende, qui meurt dans le palais de Moneda bombardé par les putschistes. En Argentine, le 24 mars 1976, une junte de militaires, dont le général Jorge Videla, renverse Isabel Martinez de Perón, veuve depuis 1974 du général Juan Perón.

El Progreso de una Ayuda ne peut donc être compris sans se souvenir de « l’aide » – ayuda– que les Etats-Unis déversent sous forme d’armes, de « conseillers techniques » prêtés par la CIA et de fonds en dollars afin de permettre à ces juntes de prendre le pouvoir et de conduire des politiques d’élimination de celles et ceux qui sont désignés comme des séditieux, des révolutionnaires, des communistes, des ennemis de l’Eglise et du capital. Estudio para un pajsaje de Americana latina, de 1971, sous un titre en apparence anodin, associe, sous la forme d’un paysage allégorique, la plupart des signes qui apparaissent, séparément ou ensemble, dans les compositions des années suivantes. Une nouvelle fois, Gamarra s’invente un vocabulaire visuel : les livraisons d’armes nord-américaines tombées littéralement du ciel ; la voiture marquée d’un crâne d’un « escadron de la mort » de policiers ou de paramilitaires ; les sociétés internationales qui exigent l’ordre social afin de mener à bien leurs activités minières, pétrolières ou agroalimentaires ici indiquées par une sorte de vrille creusant une colline, les pipelines et des cheminées d’usine. La scène est censée se situer au Brésil si l’on en juge d’après le drapeau brésilien qui recouvre en partie une tuyauterie noire et la silhouette du colossal Christ rédempteur juché au sommet du Corcovado au-dessus de Rio de Janeiro. Mais ce Christ ne bénit pas. Il tend le bras gauche et semble montrer quelque chose du doigt – doigt que l’on veut croire accusateur. Au premier plan, sur une botte miliaire monumentale, une sphère noire est en équilibre : bombe ou ballon de football ? Mais le football n’est-il pas l’un des plus puissants des « opiums du peuple », qu’il détourne de toute pensée critique ? Et Guerra e Futbol n’est-il pas le titre d’un grand dessin de 1970, l’année suivant la guerre dite « du football » entre Salvador et Honduras, sur fond de réforme agraire et de défense de ses privilèges par l’United Fruit Company, coutumière de tels agissements sur tout le continent ?

Si ce « paysage d’Amérique latine» expose la nomenclature la plus complète des symboles de Gamarra, ceux-ci se retrouvent en moindre densité dans de très nombreuses toiles : Reniflant le niobium en 1972, La panamericana del desarollo en 1973 – dont le titre opère par antiphrase- , A Amazonia e seus misterios  la même année, Connaissances scientifiques et techniques et Méthodes combinées en 1974 , O petroleo e nosso, Hanna Mining, Chili, Extension progressive et le crépusculaire Los limites del desarollo en 1975. L’inventaire se poursuivrait jusqu’à Anaconda copper mining en 1977, Bien aventurado en 1979 et Le grand lessivage de 1980 où se retrouve l’hélicoptère-scorpion-araignée qui détruit l’arc-en-ciel, dix ans après son apparition dans La última palmera et dans Asedio. Il devrait encore inclure les dessins préparatoires pour ces compositions et ceux qui les accompagnent sans les préparer, dont d’étonnants schémas pseudo scientifiques pour une arme ou une coupe géologique.

La formation de ce langage pictural si particulier mériterait une plus longue étude. Il est en effet remarquable que Gamarra ne fasse pas usage d’éléments visuels d’origine photographique, publicitaire ou autre. Si l’on engage une comparaison avec le pop américain et britannique, le Nouveau Réalisme et la Figuration Narrative en France, la différence est flagrante. Les artistes qui relèvent de ce mouvement international composent soit à partir de la photographie – Warhol, Hamilton, Richter, Rosler etc.- soit à partir des comics – Lichtenstein – soit, le plus souvent, en combinant ces sources – Rauschenberg, Wesselmann, Rosenquist, Polke, Erro, Télémaque etc.  Si l’on s’en tient au contexte parisien, qui est celui de Gamarra à partir de 1963, ces prélèvements d’échantillons visuels représentatifs sont l’un des modes de création le plus fréquent de la Figuration Narrative, de Klasen à Monory et Rancillac. Il n’en est que plus intrigant que Gamarra, à la différence de ces artistes dont il connaît les travaux, s’en tienne au dessin et à la peinture et, par eux, fasse apparaître des signes aisément identifiables quoique schématisés. Gamarra constitue un lexique visuel complet et qu’il lui devient ainsi possible d’énoncer des réflexions politiques satiriques et se donne ainsi le moyen de faire de la peinture d’histoire, mais une peinture d’histoire ni descriptive, ni narrative : allégorique, distanciée, opérant à la façon d’un rébus ou d’une fable. Sala oscura de tortura est, en 1972, la seule exception à cette manière de peindre que l’on soit en mesure de citer. Elle représente avec un réalisme presque photographique une femme nue couchée sur le dos, les yeux bandés, poignets et chevilles ligotés, un câble électrique introduit dans sa bouche. Le tortionnaire brûle sa peau et sa toison pubienne avec une cigarette. La vérité de la scène ne fait aucun doute. De telles sévices ont été infligés partout dans le monde, Amérique latine comprise. Ici, Gamarra pratique un réalisme explicitement tragique. Mais cette exception ne rend que mieux conscient de sa singularité profonde : dans toutes les autres toiles politiques, il témoigne d’événements tragiques et meurtriers sans rien concéder ni au tragique, ni au macabre.

On s’attendrait à des tonalités sombres, des clairs obscurs pathétiques, des ténèbres accablantes. Tout au contraire, les chromatismes sont vifs, clairs, acidulés parfois. Les paysages sont baignés le plus souvent d’un plein jour lumineux et les nocturnes sont rares. On s’attendrait à des instantanés d’émeutes et d’exécutions, à des vues de villages brûlés et de fosses communes. Rien de tel n’est visible, si ce n’est dans L’attaque aérienne de 1974. La pampa et la forêt sont les décors les plus fréquents, survolés et parcourus par les machines de mort, percés par les mines et les carrières, mais ces actions sont indiquées selon le lexique propre à l’artiste. Un anaconda rayé blanc et rouge se montre parfois mais il semble plutôt issu d’un livre pour enfants que de la jungle. Le seul animal explicitement persécuté est un cheval blanc, attaqué par des molosses dès 1970 dans Siempre en la lucha, capturé par des singes dans A propósito de vias de comunicación et à nouveau par des primates, cette fois vêtus d’uniformes et armés de fusils, dans La panamericana del desarollo. Mais Gamarra n’en fait pas le seul motif de cette composition, pas même le principal : il est l’un des éléments d’un énoncé visuel abondant auquel participent la grue de chantier et la pelleteuse géante écarlates, le convoi d’automitrailleuses et de camions recouverts d’un camouflage rouge vif et bleu turquoise et les plantations alignées, tout ceci sous un ciel bleu clair et gris. La tension est donc extrême entre ce qui est suggéré – la surexploitation des ressources, l’ordre militaire omniprésent, la répression de toute liberté- et les moyens picturaux, l’intensité des couleurs, l’absurdité d’un camouflage chatoyant et le rose à la Gauguin du tronc d’un palmier. Il y a discordance flagrante entre le tragique du sujet et son traitement et cette tension confère à l’œuvre toute sa puissance.

Chroniques de l’Amérique perdue

En 1981, la Petite histoire de l’Amérique latine apparaît comme un condensé de cette peinture d’histoire que Gamarra développe alors depuis plus d’une décennie. Mais elle est aussi l’une des dernières manifestations de celle-ci. Depuis quelques années alors, une nouvelle manière se fait jour. Dans A visage découvert (1977), Los Perros (1978) ou El retorno del cacique Yamandú (1979), le peintre amplifie ce qui transparaît déjà dans plusieurs parties de toiles telles que Connaissances techniques et scientifiques (1975) ou Extension progressive (1975) : une attention croissante à une représentation picturale détaillée, attentive aux particularités des motifs végétaux d’abord, puis de l’ensemble des éléments constitutifs ensuite. A nouveau, Gamarra change. Au risque de déconcerter, il semble devenir un réaliste, pour des paysages dans lesquels l’œil d’un botaniste saurait identifier les espèces et le géographe les types de reliefs. Los Aguasfiestas (1980) tient du panorama, d’autant plus vaste qu’il est observé d’un point élevé, comme en plongée, et que les groupes de personnages et de chevaux n’occupent qu’une bande réduite, le long du bord inférieur de la toile, ce qui a pour effet d’élargir encore le champ visuel. Jusqu’à maintenant, la représentation de la nature n’a plus cessé de préoccuper Gamarra et il serait donc vain de dresser une liste d’exemples. Sa dextérité lui permet de jouer avec les plus minimes détails et avec toutes les nuances de verts, ocres et bruns. Il semble ainsi s’inscrire dans une histoire de l’art à laquelle on l’aurait cru étranger : celle des peintres européens qui ont travaillé au Brésil, au XVII° siècle les Néerlandais Frans Post et Albert Eckhout, puis, au XIX°, les Français Nicolas-Antoine Taunay et son fils Félix Emile. A quelques détails près, Midi (1984) ou le Paysage de 1984 au lac et au ciel immense seraient des hommages rendus à ces inventeurs du paysagisme latino-américain par leur lointain descendant Gamarra. Il en irait de même de toiles plus récentes, El sueño de Icaro (2001) Charmes (2004) ou Le regard de l’Aleijadinho (2020)

A quelques détails près – a-t-on écrit.  Détails essentiels.  Dans chacun de ces paysages, une ou plusieurs figures et parfois des objets se dissimulent à moitié ou se montrent mieux et, pour une raison ou une autre, il est clair qu’ils ne devraient pas s’y trouver, ni séparément, ni ensemble. Ainsi opère la peinture de Gamarra selon la configuration dont il développe les ressources depuis désormais quatre décennies. En simplifiant, elle se compose de deux types de représentation, toutes deux dessinées et peintes avec la même précision. Il y a, constituant l’essentiel de l’œuvre, s’étendant sur la totalité de sa surface, le paysage, donc, plus ou moins ouvert, plus ou moins lumineux. A l’intérieur de celui-ci, il y a des figures humaines et animales et des machines aussi, d’une échelle réduite le plus souvent, mais néanmoins aisément repérables et tout aussi précisément peintes. Or leur présence dans le paysage se révèle vite incongrue, absurde quelquefois. Leur irruption change ce qui serait sans cela une charmante vue de forêt ou de fleuve en une scène qui doit être interprétée par la pensée à partir de ce que lui procure la vue. Le sujet est inscrit dans leurs rapports et ce sujet importe d’autant plus que, selon ce mode de fonctionnement, Gamarra développe au fil du temps une réflexion historique, politique et culturelle sur l’Amérique latine à travers les âges, avant et après sa conquête par les expéditions venues d’Espagne et du Portugal. Cette partie de son œuvre forme l’un des corpus artistiques les plus importants d’aujourd’hui sur cette histoire et ses conséquences. On a dit précédemment que, par son vocabulaire de pictogrammes colorés, Gamarra était un peintre d’histoire dans les années 1970. Il est devenu depuis le peintre d’autres histoires, par d’autres moyens plastiques, demeurant ainsi dans la continuité de sa démarche précédente tout en renouvelant sa forme et son fonctionnement.

Ce corpus est trop abondant pour être examiné dans sa totalité. Aussi faut-il s’en tenir à l’analyse des principaux enjeux de ces toiles. Trois thématiques dominent : l’histoire de la conquête de l’Amérique indienne à partir de Christophe Colomb, la domination occidentale sur l’ensemble du continent jusqu’à aujourd’hui, l’acculturation des populations indiennes et la destruction de leurs mythes. Elles sont indissociables, domination et acculturation étant les conséquences de l’invasion. Aussi ces sujets se manifestent-ils tantôt séparément, tantôt simultanément. Leurs apparitions ne sont pas ordonnées par un ordre chronologique qui déterminerait des périodes : il y a des récurrences, parfois séparées par des intervalles de plusieurs années, et des moments où tel motif tend à devenir obsédant, puis bientôt se retire de la scène. Si serrée est la cohérence de l’ensemble que chaque toile est prise dans un réseau de significations, d’allusions et de références et que toutes sont ainsi reliées entre elles, se répondent et paraissent destinées à se réunir et former une œuvre unique, dont l’exécution a commencé il y a quatre décennies et continue aujourd’hui.

Cette grande œuvre commence comme un récit. La scène primitive ne saurait être que celle de L’arrivée du conquistador, peinte en 1981 : un bateau aux voiles marquées de la croix entre dans un estuaire ou une baie et trois Indiens l’observent, dont un a déjà son arc bandé. Le même motif est traité sur un mode plus léger, presque comique, dans Las tentaciones de Hernan Cortes (1981), tentations incarnées par deux putti emplumés, dont un armé d’une sarbacane indienne, en présence de l’anaconda à tête bleue et corps rayé rouge et blanc venu des œuvres antérieures et voué à une remarquable longévité. L’arrivée des Européens est encore le motif de La incógnita (1982), avant que Gamarra n’en vienne aux épisodes ultérieurs de l’invasion. En busca de el Dorado (1982) et El mito de el Dorado (1990) font référence à la quête de l’or et d’une ville qui en serait pavée. Dans Urutau en 1983, Quetzalcoatl en 1988, 1519 – Quetzalcoatl en 1989, Reconquista y misiones 1992 et, récemment, Encuentro en 2021, les Espagnols sont à cheval, casqués, armés de piques et d’épées alors que les Indiens, quand il y en a, sont nus et munis seulement de leurs arcs. Por el amor a las frutas (1989-90) s’inspire d’un passage du même titre du premier volume – Les naissances– de la Mémoire du feu, la somme d’Eduardo Galeano à laquelle d’autres œuvres font aussi référence et qui est citée dans les catalogues de plusieurs expositions : le héros en est un certain Gonzalo Fernandez de Oviedo, le lieu Santa Marian del Darien et l’année 1514. Si on le précise, c’est à titre d’exemple : l’œuvre de Gamarra a des fondations historiques solides, comme l’ouvrage de Galeano. Sur le mode de la fable, le premier contact entre Indiens et Européens est aussi, en 1992, le sujet d’El Oráculo et plus encore, celui d’El Requerimiento. Un Indien, une Indienne et un jaguar entrent lentement dans la forêt, s’éloignant ainsi du village ou du monastère construit par les envahisseurs. Or le « requerimiento » est la déclaration pontificale qui devait être lue aux Indiens pour leur faire entendre un abrégé de la Genèse et leur annoncer qu’ils étaient désormais sous l’autorité du pape et, donc, sommés de se convertir au christianisme. On sait ce que cette volonté a déterminé de sévices et de massacres sur tout le continent. Une observation déjà formulée à propos des œuvres politiques de Gamarra des années 1970 s’impose ainsi à nouveau : il choisit de représenter les pires faits historiques non par le pathétique, mais par l’ellipse et la litote. Ces Indiens partent se cacher pour ne pas devoir choisir entre le reniement et l’extermination au nom du Christ. De même, dans Prémonitions, en 2002, l’Indien tourne le dos à la clairière où s’avancent sur leurs montures trois soldats et un missionnaire portant haut la croix. Migraciones (2004-05) suggère ce qui doit advenir : le village brûle et un couple d’Indiens et leur chien passent la rivière sur des troncs couchés pour fuir ceux qui prétendent leur apporter la « vraie foi ». El Requerimiento et Migraciones sont des scènes génériques : en elles, l’histoire se concentre en une scène unique.

C’est donc ainsi que tout a commencé. Ce qu’il est advenu par la suite et jusqu’à la fin du XX° siècle, ce sont les conséquences et les répétitions des épisodes de la conquête coloniale, car l’histoire n’en finit pas de recommencer. La toile de 1990 Encuentro de conquistadores aurait dû être classée parmi les scènes du XVI° siècle si, dans l’angle supérieure gauche, un hélicoptère de combat ne survolait la jungle où s’avance un cavalier à l’armure noire suivi de chiens : la rencontre est moins entre lui et un groupe d’Indiens qu’entre ce conquistador cuirassé et la machine de guerre moderne. Anachronisme ? Au premier degré, assurément ; mais, au deuxième, qui nierait que les dictatures militaires d’Amérique latine, dont les généraux sont des descendants de familles européennes et dont l’action est soutenue par les Etats-Unis, n’agissent pas autrement que Cortés et ses lieutenants, par la force ? Il s’agit donc non d’un anachronisme mais d’un raccourci temporel. Il y en d’autres. En 1981 Convergences réunit sur un mode faussement fantaisiste Saint George, l’anaconda – mort, dans le rôle du dragon- et un soldat qui brandit une arme automatique. Mimétisme en 1982, Cinq siècles d’orage en 1983 – un Indien et un avion de combat supersonique-, Main dans la main en 1985 – un soldat du XVI° siècle et un GI-, Los Atalayas en 1992 -un Indien et son frère jaguar regardant au loin Rio de Janeiro et ses immeubles-, L’annonciateur de 1992 encore – un dirigeable traverse le ciel et un cacique tatoué ouvre les bras comme pour l’accueillir, –El Espejito  en 1993  Indien, conquistador et hélicoptère-, Survey en 1996 avec un dirigeable encore ou Merco Sur en 1999  – un biplan tire une bannière au nom de ce système économique et deux Indiens fantomatiques le regardent – : cet inventaire est incomplet, tant Gamarra a imaginé de variations sur ce principe. En 2003, il en donne l’une des versions les plus épurée : un Indien, un toucan et un tamanoir au premier plan, en lisière d’une admirable forêt, si dense qu’elle paraît impénétrable. Mais l’hélicoptère maudit passe au-dessus des frondaisons. Make no mistake, avertit le titre. Trop tard.

L’Amérique indienne a donc été détruite au fil des siècles. Des transformations radicales et définitives ont eu lieu. En simplifiant quelque peu, elles sont de deux ordres, distincts et complémentaires : ce qui relève de l’économique et du politique – des corps- et ce qui relève du culturel et du religieux -des esprits.

Les toiles du politique et de l’économique se situent dans la continuité des paysages symboliques de la décennie 1970. La surexploitation des ressources naturelles, à laquelle Galeano consacre dès 1971 son livre sans doute le plus connu, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, est suggérée par le périscope de Prospection en 1990, intrus dans un éden de cascade et de buissons, par la cheminée d’usine crachant sa fumée sur la forêt dans Pollution en 1999 et par celle qui jaillit de l’eau au point de jonction de deux pipelines dans Echappée belle en 2011. On l’avait déjà vue en 1981 dans Le grand lessivage. Un cargo remonte le fleuve vers un élevage de bœufs dans Five minutes before en 2006 et un train suit la rivière, sous le regard d’un Indien et d’un ocelot : c’est Al Sur en 2010. Ce que l’on appelle progrès technique et développement industriel est d’abord destructions des lieux et des hommes.

Elles s’accomplissent au nom des intérêts des multinationales et de l’impérialisme des Etats-Unis. Pour le vérifier, il suffit de se reporter à Last notice (1994) qui fait soupçonner l’expulsion d’Indiens menacés par l’hélicoptère-scorpion qu’un Icare indigène tente de fuir. On retrouve le sujet dans le plus explicite encore Escenification en 1998, dans l’ironique Mea Culpa de 2000, dans Operación Coca en 2001 – hélicoptères tuant l’arc-en-ciel et débarquement d’un commando dans la jungle- et dans la seule toile où Gamarra soit démonstratif, God save America en 2004. Le condor y emporte un homme dans ses serres. Il est tentant d’y lire une allusion à l’opération Condor, nom de code de la campagne d’enlèvements et d’assassinats des opposants politiques engagée conjointement dans les années 1970 par les dictatures du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay avec le soutien de la CIA. En 1983, De la série d’agressions masquées en était une représentation plus littérale : une religieuse égorgée à la machette, des fantassins masqués, une des très rares scènes de crime que Gamarra ait peinte avec Sala oscura de tortura. Il en reprend le motif sanglant en 1990.

Les autres ravages sont invisibles : conversions forcées, interdiction des rituels et des fêtes, oubli des mythes anciens. Comment les peindre ? Gauguin y est parvenu en Océanie en portraiturant des vahinés contraintes de porter de longues robes, mélancoliques et désœuvrées, privées de danses et de chants. Gamarra procède autrement : en insérant des figures et des objets exemplaires de la modernité dans des lieux et des situations où leur présence signifie que le monde mental ancien des Indiens a été pénétré et pollué par l’Occident. Comment expliquer autrement que dans les deux versions de Los Mandingas, en 1992 et 1996, Superman dirige la pirogue dont les passagers sont un soldat de Cortés, le Christ, un diable à trident et deux chiens ? Dans la première, à peine visible, une autre pirogue transporte des Indiens d’autrefois, mais celle qui occupe le premier plan rassemble des passagers venus d’Europe et des Etats-Unis. Superman revient en 1998 pour un Déjeuner en forêt. Un autre envahisseur a les traits ridicules de Mickey Mouse : il surgit en compagnie d’un pénitent encagoulé de noir dans La segunda muerte de Solis en 1995, réinterprétation de la mort de Juan Diaz de Solis, navigateur espagnol tué par des Indiens en 1516 dans la région du Rio de la Plata. La souris de Walt Disney revient en 1997 dans La Chasse en assassin guettant Icare, et, en 2000, dans Pandora, le temps d’un tournage dans la jungle protégé par des armes automatiques. Cette mise en scène de l’occidentalisation des esprits est plus explicite encore dans deux toiles-clés : Murmullos en la selva en 1997 et Yesterday Today en 2007. Ce sont des portraits de groupes : des ecclésiastiques, des militaires d’aujourd’hui et des militaires d’autrefois sur leurs destriers, Superman, des hommes d’affaires et un hélicoptère au-dessus des arbres. Dans l’angle droit de Yesterday Today – titre assez clair- des Indiens sont assis devant un écran : films hollywoodiens, images fabriquées.

Aux soldats, aux religieux et aux industriels, Gamarra ajoute une autre classe d’intrus sacrilèges. Ceux-ci ne prétendent pas conquérir des terres – c’est déjà fait-, ni convertir des païens – c’est aussi déjà fait-, mais observer ce qu’il demeurerait d’autochtones encore exempts des effets de la colonisation. On reconnaît ici le fantasme du « premier contact » cher aux ethnologues. La land-rover de l’explorateur remonte la rivière sur un radeau : c’est l’Incitation à l’anthropologie de 1984, avec sa statue de dieu zoomorphe derrière les branches. Le motif se retrouve dans Arrivé au crépuscule en 1998 et, plus allusivement et ironiquement, dans Sur les pas de Fawcett (1999), qui se réfère à l’explorateur Percy Fawcett, disparu en 1925 dans le Haut-Xingu où il cherchait une cité perdue. Que l’ethnologue soit, qu’il le veuille ou non, un voyeur et un agent de la colonisation, ces faits sont rappelés par Regards en 1999, par Le photographe en 2002 et encore par l’étrange En attendant en 2009, dans lequel une caméra de vidéosurveillance filme un Indien chassant à l’arc des oiseaux.

Il ne reste donc presque plus rien, des traces en train de s’effacer, des mythes en voie d’oubli. Mais il reste la peinture, seule susceptible de ressusciter le passé perdu- du moins sur la toile et dans l’imaginaire du spectateur. Remember lui intime le titre d’une œuvre de 1995 : souviens-toi. De quoi ? Du temps où la sirène jouait avec le jaguar et où le perroquet bleu se perchait sur la main du cacique. Un couple d’explorateurs à casque colonial marche sur l’autre rive du torrent mais il ne dérange ni la sirène, ni le cacique, qui ne le voient pas. Ainsi en vient-on à l’autre moitié des toiles qui occupent Gamarra depuis quarante ans, celles où le légendaire et le magique reviennent, sauvés de la disparition par la peinture. Cette part de sa création répond à celle qui vient d’être étudiée, s’y oppose et en console, si l’on peut dire.

Elles ont commencé ensemble. L’arrivée du conquistador date de 1981, mais le fabuleux El retorno del Cacique Yamandú est peint en 1979 et Gran Angulo, avec jaguar et oiseau blanc, en 1982. Aussitôt après viennent les mystérieux El Anunciador, Boomerang II et Liens de 1983, Quetzal en 1983-84, Une certaine atmosphère et Le guet en 1984. Après la femme poisson, l’homme oiseau : Le vol risqué du condor des Andes en 1986 pour l’un, Sur en 1987 pour l’autre. La sirène réapparaît à intervalles irréguliers, créature fantastique et séduisante, venue du temps où les hommes croyaient que de telles créatures existaient, le temps de L’inaccessible Eden (1987) dont Idylle (1992) et Absalon (2001-02) sont les visions paradisiaques. Des œuvres telles que Quetzal y Chajá en 1991, La Malquerida et Message urgent en 1995, Eden et De caza en 1996, Buenas Maneras et Le fou rire en 2000, El sueño de Icaro et L’intrigue en 2001, Welcome to Paradise en 2003 ou Charmes en 2004 offrent au regard des paysages intacts de toute présence importune et des Indiens qui ignorent prêtres et colons. Quand Gamarra y introduit néanmoins quelques signes perturbateurs, ils sont de l’ordre de l’onirisme et du jeu : l’anaconda n’est guère inquiétant. Dans Rives en 2008, comme dans Remember, il y a bien un explorateur blanc, mais il ne pourra pas franchir la rivière torrentueuse qui le sépare de l’autre monde, celui des Indiens et des dieux qui habitent leurs statues. Dans Amigos et Expectative, toiles de 2021, il a disparu. Dans la première, la sirène, une jeune Indienne et le jaguar vivent en harmonie. Dans la seconde, un arc-en-ciel ondule entre les arbres et trois Indiens et un félin le suivent des yeux, apparition magique.

Au cœur de cette tentative pour redonner vie et force à ce qui a été souillé se trouve la brève série des œuvres de la fin de la décennie 1980 dans lesquelles Gamarra renouvelle la tentative que Gauguin a accomplie en Océanie. Comme il ne restait que de pauvres débris de « l’ancien culte mahori » à Tahiti et aux Marquises, Gauguin a pris dans les récits des voyageurs les éléments nécessaires à la reconstitution de ce culte et des mythologies qui y étaient attachées. Comme il reste peu des religions et cosmogonies des populations amérindiennes, Gamarra a demandé à la somme historique de Galeano des récits qu’il a mis en peinture : La yerba mate (1988-89) d’après la légende de l’apparition du maté, don de la lune à un pauvre paysan, La résurrection de l’Urutau, oiseau en lequel se métamorphosa la princesse Neambiu parce que l’homme qu’elle aimait était mort, l’apparition de L’autorité en Terre de feu quand « les hommes tuèrent toutes les femmes et mirent les masques qu’elles avaient inventés pour les terrifier. » De la naissance de La Guerre il figure le dernier instant quand « la fille du condor se fraya un passage parmi les oiseaux grands et laids » et sauva l’unique survivant d’un massacre. De celle de La pluie, il retient l’instant où surgissent « les oiseaux du tonnerre » : « A coup de foudre et d’éclairs, ils attaquèrent la montagne rocheuse, délivrèrent la captive et tuèrent les serpents. »

On ne voit guère à quel de ses contemporains Gamarra pourrait-il être comparé quand, dans son atelier d’Arcueil, dans la banlieue d’une métropole moderne, il parvient ainsi à nous faire pénétrer un moment dans le temps et l’espace des mythes. Le mot enchantement s’impose, à tous les sens qui sont les siens. Autrement dit, dans les mots du poète Edouard Glissant, en 1985 : « La peinture de José Gamarra est ainsi un abécédaire mythique où nous apprenons à débrouiller à enraciner, nos communes certitudes. La part du rêve y est inséparable de ce qu’on ensouche soi-même dans un tel espace. »

Philippe DAGEN,  février 2022, Paris.

Historien de l’Art Contemporain
Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Critique d’Art pour le Journal Le Monde

JoseGamarra.org alimente un voyage de découverte de la vie et de l’œuvre de José Gamarra.